Crise systémique en Europe : économie, géopolitique et bouleversement de l’ordre mondial
À l’issue de l’année 2025, l’Europe se trouve confrontée à une conjoncture économique marquée par une accumulation de vulnérabilités internes et de pressions externes sans précédent depuis la crise de la zone euro. Les signaux envoyés par les marchés financiers et les institutions monétaires contrastent avec les indicateurs réels de l’économie européenne, caractérisés par une croissance atone, une productivité en stagnation et une exposition croissante aux chocs géopolitiques. Cette situation alimente l’hypothèse d’une crise non seulement économique, mais systémique, touchant aux fondements mêmes du modèle européen.
I. Gouvernance économique européenne : fragilités structurelles et indicateurs préoccupants
L’économie de l’Union européenne connaît depuis plusieurs années une croissance inférieure à celle des autres grands pôles économiques. Entre 2019 et 2024, la croissance moyenne annuelle du PIB de la zone euro s’est établie autour de 1 %, contre près de 2,5 % aux États-Unis. Dans le même temps, l’investissement productif reste structurellement faible, représentant environ 21 % du PIB européen, un niveau insuffisant pour soutenir une transition industrielle et technologique ambitieuse.
Ces déséquilibres s’expliquent en partie par l’architecture institutionnelle de l’Union. Comme l’a souligné Joseph Stiglitz, l’union monétaire européenne a été conçue sans mécanismes budgétaires suffisamment solides pour absorber les chocs asymétriques, ce qui accentue les divergences entre économies nationales. Dani Rodrik met, quant à lui, l’accent sur l’incompatibilité persistante entre intégration économique profonde et souveraineté politique, un dilemme particulièrement visible dans la gestion européenne des crises. Enfin, Thomas Piketty insiste sur l’impact des inégalités territoriales et sociales au sein de l’Union, qui limitent l’efficacité des politiques économiques communes.
Les secteurs les plus exposés à ces fragilités sont ceux qui dépendent fortement de la demande intérieure et des chaînes de valeur mondialisées. L’industrie manufacturière, qui représente encore près de 20 % de l’emploi dans certains États membres, subit de plein fouet la hausse des coûts énergétiques et la concurrence internationale. Le secteur automobile, pilier industriel européen, est particulièrement vulnérable : il concentre environ 7 % du PIB de l’Union et fait face à une double pression liée à la transition énergétique et à la concurrence technologique asiatique. Le bâtiment et les travaux publics, sensibles aux taux d’intérêt, enregistrent également un ralentissement marqué, avec une baisse de l’investissement résidentiel estimée à près de 5 % sur l’année 2025 dans plusieurs économies majeures.
II. Chocs géopolitiques, recomposition mondiale et vulnérabilité sectorielle
Les transformations de l’ordre géopolitique mondial amplifient ces fragilités structurelles. La montée des rivalités stratégiques entraîne une fragmentation du commerce international, affectant directement une économie européenne dont les exportations représentent environ 50 % du PIB. Les tensions sur les chaînes d’approvisionnement, notamment dans les secteurs de l’énergie, des semi-conducteurs et des matières premières critiques, exposent l’Union à des risques de rupture et à une volatilité accrue des prix.
Le secteur énergétique demeure l’un des plus vulnérables. Malgré les efforts de diversification, l’Europe reste dépendante des importations pour près de 90 % de son pétrole et plus de 80 % de son gaz. Cette dépendance se traduit par une sensibilité extrême aux tensions géopolitiques, avec des répercussions directes sur les coûts de production industrielle. Le secteur agricole, bien que souvent marginalisé dans les analyses macroéconomiques, subit également de fortes pressions, combinant hausse des intrants, aléas climatiques et incertitudes commerciales.
Dans ce contexte, l’Europe peine à définir une stratégie industrielle cohérente à l’échelle continentale. L’absence de coordination renforcée limite sa capacité à répondre aux politiques industrielles offensives mises en œuvre par d’autres grandes puissances. Cette situation renforce le risque d’un décrochage technologique et productif, notamment dans les secteurs clés de l’économie numérique et de la transition écologique.
Les dynamiques économiques observées à la fin de 2025 suggèrent, en somme, que l’Europe est confrontée à une crise d’une nature particulière, où les déséquilibres internes se combinent à une instabilité géopolitique croissante. Les limites de la gouvernance économique actuelle, mises en évidence par plusieurs économistes contemporains, réduisent la capacité de l’Union à protéger ses secteurs stratégiques et à maintenir une trajectoire de croissance durable.
L’enjeu pour l’Europe ne réside plus uniquement dans la gestion conjoncturelle des cycles économiques, mais dans sa capacité à repenser son modèle de développement et son positionnement dans un ordre mondial en recomposition. À défaut d’une réponse collective et structurée, les vulnérabilités actuelles pourraient se transformer en une crise systémique durable, affectant profondément le rôle économique et politique de l’Europe sur la scène internationale.
Par Omar Lamghibchi
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