(Billet 1171) – Un mouton, un boulfaf vous manquent et l’aïd est dépeuplé

(Billet 1171) – Un mouton, un boulfaf vous manquent et l’aïd est dépeuplé

Et voilà, l’aïd el-Adha est passé, avec sa charge symbolique et ses rituels, ses messages copiés-collés en masse et ses « houayej l’aïd », mais sacrifice exclu. On dirait que la « fête du mouton » sans le mouton n’est pas vraiment une fête, et on aurait raison, si on prend les choses sous cet angle… sauf si on se souvient que cette fête est d’abord spirituelle avant d’être gastronomique, qu’elle est familiale avant d’être sociale. Et c’est à cette occasion qu’on découvre, preuve à l’appui, que pour nombre de nos compatriotes, la fête, c’est d’abord ripaille et victuailles, le recueillement et la famille viennent après.

On le sait, à l’approche de cette fête, les esprits s’échauffent, parallèlement aux prix des ovins. On commence à en parler deux ou trois mois avant, et on s’enflamme, on se passionne quand il ne reste que quelques semaines pour le grand jour. Les grandes surfaces multiplient leurs annonces « cornées » ou « cornues », avec des moutons ici souriants, là portant chapeau ou autre artifice, parfois des moutons jouant à … saute-mouton ; les organismes ou sociétés de transport dégainent leurs horaires dédiés à la fête, encourageant les déplacements des populations allant retrouver leurs moutons… pardon, familles ; les organismes de financement financent et endettent des gens sans tête. Les souks ne désemplissent pas, avec des centaines de personnes soulevant des nuages de poussière, dans une sorte de vente aux enchères, une vente passionnée, sauvage, animale, oserions-nous dire ; dans les parkings sauvages attenant à ces souks, les berlines à prix à 7 chiffres côtoient les deux-roues, les discussions mêlent arabe, amazigh, français et, depuis peu, des chuchotements en anglais… et tout ce beau monde devient spécialiste en ovin, tout ce monde se fait moutonnier, dans les deux sens du terme.

Mais cette année grégorienne 2025, ou plus exactement 1446 de l’Hégire, le roi Mohammed VI a sonné le holà. Sept années de sécheresse et rien n’indique que c’est fini, un stress hydrique qui se transforme en détresse, un cheptel qui se réduit comme peau de chagrin et qui annonce une période de vaches maigres. Il fallait surseoir au sacrifice cette année, et le roi, en sa qualité de commandeur des croyants, a pris cette décision. Difficile mais nécessaire.

Et c’est là que les Marocains, certains d’entre eux du moins, montrent toute l’étendue de leur déraison et souvent de leur irrationnalité. Les mêmes qui se plaignaient les années passées des prix prohibitifs des bêtes ruminent leur colère aujourd’hui de ne pouvoir procéder au sacrifice rituel, et à la ruine financière qui va avec. C’est comme si la fête était synonyme de boulfaf, de douara, de tihane, de têtes, c’est comme si la fête se réduisait à manger, à dévorer. La nourriture spirituelle, connais pas, mais en revanche, faire bombance demeure la priorité des priorités ; on cause mouton, on compare les peaux, on se vante du prix payé pour la bête, souvent si élevé qu’on donne le sentiment d’égorger le mouton pour se venger sur sa personne du prix qu’il a coûté et de la disette à venir. Oh, après tout, on dit bien que l’intestin est le deuxième cerveau, mais pour certains, il en devient même le premier.

Cette année, les gens se sont rués sur les boucheries qui vendent les abats plus ou moins légalement… plus ou moins car une douara, c’est un mouton, et donc acheter une douara signifie sacrifier un mouton. Et comme la chose est cette année déconseillée et que l’autorité veille (on a critiqué cela mais avec un certain public que nous avons, il faut bien de l’autorité), les prix flambent, au point d’atteindre 800 DH, 1.000 DH la douara. Et, bien évidemment, dans ce contexte, les autres viandes rouges ont vu leur prix exploser, au point d’atteindre 150 DH le kilogramme à certains endroits ; on sait pourquoi les prix augmentent brutalement et on sait aussi qu’ils ne baisseront pas au même rythme. On connaît l’inflation importée ou par les coûts, l’inflation domestique ou par la création de monnaie, et voilà que les Marocains ont inventé l’inflation ovine ou par incivisme !

Et ce sont ces mêmes gens qui, demain, une fois qu’ils auront incarné cette demande qui crée les spéculateurs, les « channaqa » en VO, les étrangleurs, pleureront sur leur sort désargenté. Une demande sauvage ne peut qu’enfanter une offre tout aussi sauvage, avide, âpre au gain, à la moralité plus que douteuse puisque des bruits circulent sur ces « souks clandestins » ou ces « bouchers informels » qui auraient vendu de la viande d’âne ou d’un autre animal non destiné à la consommation. Cependant, curieusement, si cette rumeur sonne vrai et elle l’est sûrement, connaissant les nôtres, aucune interpellation n’a été rapportée sur ces étrangleurs…

Nous sommes comme cela, nous autres les Marocains, capables du meilleur, comme cette extraordinaire solidarité et ce splendide civisme constatés lors de la pandémie de la Covid ou admirés par le monde entier après le séisme d’al Haouz ou pour le drame du petit Rayan dans son puits… mais capables du pire aussi avec ces travers faussement imputés à la religion, car dus en très grande partie à l’incivisme des nôtres, comme les comportements durant ramadan ou cette frénésie à bouffer du mouton pour la fête du même nom. Il serait intéressant de connaître ou seulement d’avoir une idée sur la proportion de Marocains ayant cherché la viande à tout prix (c’est le cas de le dire) et qui se sont inscrits dans une sorte de « désobéissance ovine ».

Nous sommes une société irrationnelle dès lors qu’une question touche aux habitudes, à la coutume, ou à ce que l’on considère comme lié à la religion. Les gens se ruent sur les moutons à la période du mouton, ne pensant pas à la suite et aux conséquences sanitaires ou financières, les politiques refusent encore et toujours de légiférer sur un assouplissement des conditions de l’avortement, malgré la sollicitation insistance du roi en… 2015 !, le mois de ramadan n’est plus celui des bonnes valeurs mais de la mauvaise humeur, la Palestine passionne tout le monde à sens unique sans aucune approche critique ou pensée rationnelle…

Et ainsi donc, pour revenir à l’aïd, comme le rappelle notre confrère Abdelkader Fetouaki, « les vrais channaqa ne sont pas seulement ceux qui monopolisent le marché et font exploser les prix, mais aussi ceux qui achètent en dehors de toute rationalité et entraînent le marché dans une spirale infernale ». On peut s’étonner et même douter que le gouvernement et sa composante « autorité » ignorent les identités, les mécanismes, les intérêts et les enjeux de ces pratiques anti tout ce qu’on veut ; alors pourquoi n’agissent-ils pas ? Pourquoi laissent-ils prospérer des comportements qui, au final, seront plus nuisibles que leur gain à court terme ? La réponse réside de toute évidence dans la protection et la préservation de cette réalité extra-institutionnelle…

C’est à se demander si nous bâtissons un Etat de droit ou une société de foi mais sans loi.

Aziz Boucetta

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